par Carl Bouchaux
Une question qui revient souvent de la part des élèves et qui amuse toujours les enseignants est “mais à quoi ça sert ?”, question souvent posée à la suite d’un exercice particulièrement difficile ou l’apprentissage d’un rudiment,
Les rudiments (frisés, roulés, batons mélés, moulins, etc.) et leurs applications sont les fondamentaux des batteurs du monde entier ainsi que par les percussionnistes classiques. Issus de l’époque napoléonienne puis récupérés plus tard par les américains, ce sont nos gammes et arpèges.
Ils nous apprennent à marcher avant de pouvoir courir, forment nos poignets, nos doigts, nous apportent le contrôle, la coordination et la puissance.
Notre propos ne sera pas ici de répondre à la question de leur utilité, il suffirait de dire que ce sont toujours ceux qui ne les maîtrise pas (encore) qui posent la question ! Nous allons plutôt tenter de comprendre l’incidence de ces rudiments et de la technique fondamentale sur le son d’un batteur.
Et pour cela nous allons prendre comme premier exemple une marche militaire assez simple, que la plupart des élèves de batterie ou de tambour ont un jour croisée sur leur route. Il s’agit de “Crazy Army“, écrite par Ed Lemley en 1934 et dont voici la partition (cliquez sur l’image pour l’afficher en grand) :
En fait cette marche combine principalement trois rudiments : le fla, le ra de 7 et le moulin. Contemporaine et bien moins difficile que beaucoup de marches napoléoniennes comme par exemple le Ra d’ac, les trois Dianes ou le Rigodon , elle n’en est néanmoins intéressante, voire même amusante par sa structure et sa musicalité.
La voici interprétée par un tambour dans une version très “US” :
Une petite précision sur les “retournements” de baguettes de Tormod Kayser (professeur à l’University College de Bergen, Norvège) qui sont une libre interprétation technique non définis dans la partition d’origine.
On comprend bien que toute cette technique va permettre au batteur moderne un grand nombre d’applications et une grande maîtrise sur sa batterie mais qu’en est-il du son et de la musicalité ?
Pour beaucoup de mélomanes, l’aspect “musical” des marches militaires est aussi incongru que le hamburger pour le fin gastronome ! Et pourtant nous allons voir que le lien est peut-être plus évident qu’il n’y parait. C’est là qu’intervient un des plus grand batteurs modernes vivant : Steve Gaad.
Ce batteur, né en 1945, est l’un des plus respectés par les batteurs du monde entier.
Batteur polyvalent par excellence, il a accompagné les plus grands et un petit coup d’oeil sur sa discographie suffit à donner le vertige…
Quand on parle de Steve Gadd c’est tout de suite le “son” qui vient à l’esprit. Il peut jouer exactement la même chose qu’un autre batteur, ça sonne différemment, un côté magique que tout le monde admet avec admiration et respect.
Il se trouve que Steve Gadd s’est emparé un jour de Crazy Army pour, tout d’abord le jouer, puis le développer en un magnifique solo que voici :
Tout d’abord quelques remarques sur cette prestation. Steve Gadd ne joue que les deux premières parties (sur quatre) de Crazy Army. Dès la seconde partie il intègre des accents de grosse caisse, libre interpretation, que ne tombent pas toujours sur les accents de la marche mais qui viennent la compléter et l’enrichir.
Vous pouvez voir sur cette page un relevé de ces accents de grosse caisse.
Vient ensuite le solo. Bien entendu, Steve Gadd respecte d’un bout à l’autre le cycle de huit mesures de la marche initiale. Comme dans tout solo qui se respecte ce n’est donc pas une “improvisation” complètement libre mais une musique que construit le musicien en suivant un thème, voire en se le chantant dans la tête tout en improvisant dessus.
Ce solo est très intéressant car il part en douceur de la marche d’origine pour petit à petit se transformer en quelque chose de plus moderne où interviennent successivement plusieurs “patterns” que l’on peut facilement s’imaginer accompagner bien d’autres styles de musique. Steve Gadd montre par là qu’à partir d’une idée simple on peut se l’approprier et l’extrapoler musicalement pour la guider vers quelque chose de plus personnel.
On entend et l’on voit dans cette performance que la recherche de Steve Gaad n’est pas la performance technique. Ceux qui le connaissent savent bien qu’il joue parfois des choses beaucoup plus monstrueuses ! Mais on sent nettement toute l’application et l’attention qu’il porte au “son” de la batterie.
Steve Gadd a très souvent interprété Crazy Army sous cette forme, bien sûr avec un solo différent et vous pourrez trouver de nombreux solos sur Youtube en cherchant “Steve Gadd Crazy Army”.
Un jour qu’il interprétait cela lors d’une master class, un participant a rapporté qu’il avait dit en commençant “je vais vous jouer une marche que vous savez tous jouer…”. Le sous-entendu évident était “mais peut-être pas avec le même son !!”.
Un autre exemple marquant est une intervention de Tony Williams, l’une des références absolue et méritée de tous les batteurs de jazz, lors d’une master class en 1985.
Il s’agit du début de sa master class alors qu’il arrive juste. Il pourrait alors faire un solo de batterie “traditionnel” mais au lieu de cela il commence à la caisse claire par ce qui pourrait être un catalogue de rudiments, magistralement interprétés au demeurant. On peut noter que le passage d’un rudiment à l’autre est souvent inperceptible à l’oreille ce qui est excessivement difficile à réaliser.
Puis après quelques minutes il passe au tom alto, alterne avec la caisse claire, puis aux autres toms pour enfin n’utiliser la grosse caisse qu’au bout de 10 minutes, le charley au bout de 12 et enfin les cymbales et l’intégralité du kit.
Contrairement à l’exemple précédent de Steve Gadd, il ne s’agit pas d’un solo issu d’un thème mais complètement libre. On sent bien ici que l’intention de Tony est entièrement porté sur le son de la batterie qu’il fait sonner d’un façon presque africaine, comme s’il voulait dire aux batteurs présents : “voilà comment on peut faire “sonner” une batterie” et montrant par là-même que sa priorité est le son.
Alors qu’en est-il de ce fameux son et en quoi ces fameux rudiments y contribuent.
Un début de réponse nous est apporté par Antoine Hervé, compositeur et pianiste français, célèbre pour ses leçons de jazz. Un jour qu’il était interviewé à propos de la pédagogie des cours de piano voici ce qu’il a dit :
“Le son que l’on va produire, aussi bien au sens d’« un ensemble de notes, de phrases » qui, une fois jouées par un musicien, laissent une impression sonore globale, une identité, qu’au sens d’« une note, son attaque, sa résonance et sa coupure », il faut d’abord le définir pour soi, le désirer, le fabriquer mentalement.
De l’intensité avec laquelle on imagine ce son que l’on va jouer va dépendre la qualité du rendu au moment où l’on va le jouer, les moindres détails concernant son émission. Sa vie, sa couleur, son intensité, sa dynamique, l’expression dont on veut le charger, disons l’idéal sonore que l’on rêve d’entendre peut se matérialiser de manière presque surprenante, dès lors que l’on a pris la peine de le « pré-fabriquer » dans sa sensibilité et son intellect.”
Cette réflexion très élaborée porte en elle le fondement de l’étude du son qui devrait habiter tout musicien. Elle est caractérisée par deux idées.
La première est que le “son” d’un musicien constitue, à l’image d’un signature ou d’une empreinte ADN, quelque chose d’identifiable dans sa globalité, de reconnaissable, comme une impression qu’il nous laisse et que l’on pourra retrouver. C’est évident lorsqu’on entend Bill Evans, John Coltrane, Tony Williams et bien d’autres musiciens. On les reconnait très vite, parfois pour des raison précises comme des traits musicaux personnels mais aussi pour cette couleur qui leur appartient. Et si l’on approfondit il y a des raisons très cartésiennes à cela. Antoine Hervé les définit très bien en parlant de l’attaque des notes, de leur résonance et de leur coupure.
La seconde idée, encore plus édifiante, est la responsabilité que l’on a du son que l’on va produire, avant même que l’on ait joué, fruit de l’intention, l’engagement que l’on va y mettre, la “fabrication” dont parle Antoine Hervé.
Quand on pose les doigts ou les baguettes sur son instruments on pense souvent à ce que l’on va jouer, d’un point de vue du contenu. Mais pense-t-on toujours au son que l’on va produire, à sa qualité, son équilibre ?
Cette fabrication va être rendue possible grâce aux outils dont nous disposons et à l’habileté à les manier que l’on a su développer, année après année, note après note.
Voici selon nous à quoi servent les rudiments. A avoir le choix de la musique que l’on va produire, avant même d’en avoir joué les premières notes. Et il n’est jamais trop tôt pour adopter cette démarche.
A une heure où beaucoup de musiciens tombent dans l’apologie de la technique pour la technique, de la complexité parfois discutable, sans réel autre but que la satisfaction d’un égo, Steve Gadd, Tony Williams, Antoine Hervé et beaucoup d’autres nous rappellent le vrai sens profond de la musique, le sentiment.